Les cheveux encore trempés de ta précédente douche, et le maquillage étalé précipitamment, tu t'installes tranquillement au comptoir sur l'un des tabouret en hauteur. L'ambiance du bar ne t'a pas finalement pas tant manqué que ça. Une musique de fond lancinante, des projecteurs parfois aveuglants, et une odeur de sueur, mélangée à celle de l'alcool et de la cigarette, qui s'immisce violemment dans les narines.

▬ Un scotch, s'il vous plait.

Tu aurais pu boire ton scotch chez toi, enfoncé dans les coussins de ton canapé, totalement amorphe. Mais le silence de ton appartement ne te convenait pas. Trop silencieux, trop lumineux. Trop tout. Lorsque le serveur pose ton verre sur le comptoir, tu l'attrapes immédiatement entre tes mains, contenant leurs tremblements. Depuis combien de temps es-tu en repos, a vagabonder telle l'âme errante que tu es dans les rues sombres et mal-famées de Dandelion ? Tu ne sais pas. Tu ne sais plus. Sans ta dose létale, tu es incapable de donner l'heure, de te rendre compte du défilement infini du temps.

Tu es une putain d'ombre en manque.

Ton regard brumeux se perds dans le liquide ambré, et tu t'imagines entendre le chant des sirènes qui t'appelle, qui te supplie d'ingurgiter l'alcool sans hésitation. Tu sens une goutte d'eau perler d'une mèche de tes cheveux ébènes jusque sur ta peau, cheminant en entrainant le blanc et le noir, et découvrant un sillon de ta peau. Tu portes le verre à tes lèvres, appréciant l'espace d'un instant la brûlure de ta gorge malmené par le malte.

▬ La même chose.

La soirée risque d'être mouvementée.

Tu fixes distraitement ton verre vide disparaitre du comptoir avec la monnaie. Ta main passe négligemment dans tes cheveux corbeaux, les repoussant à l'arrière et anéantissant tout effort de coiffure convenable. Tu te souviens encore de ton père qui se moquait de toi, qualifiant ta chevelure indomptable de crinière d'après baise.

Tu ne prends plus la peine de héler le serveur. Depuis que tu es installé sur ce tabouret, il a compris que tu les enchainerais jusqu'à plus soif. C'est donc tout naturellement que tu attrapes le nouveau verre, plein, qui se présente devant toi. La brûlure malté te vivifie, ravive ton corps, tout comme ton esprit et tes sens. C'est comme un ballotement, ça va ça vient, de haut en bas. Et quand ça s'arrête t'as l'impression d'être dans une piscine. Puis tu comprends, la vie qui circule enfin en toi, dans tes veines, jusque ton palpitant qui bat jusqu'à ce que mort s'en suive.

Tes mains ne tremblent plus.
Mais ton raisonnement est altéré.

Tu sais pertinemment que l'alcool n'est qu'un substitue, une substance qui ne fait que ralentir l’inévitable. Qui t'empêche de finir allongé dès ce soir dans un caniveau, le cœur battant irrégulièrement et trop rapidement, ton cerveau tournant à une vitesse insupportable, et tes yeux en mouvements perpétuels.

Basculant la tête en arrière pour faire glisser les dernière gouttes du scotch sur ta langue, tu remarques cette main posée sur le tabouret à côté de toi, et ce sourire innocent qui semble t'être adressé. Il te faut un moment, faute d'une dose élevée d'alcool dans ton circuit sanguin, pour comprendre les quelques mots qu'il vient de prononcer.

▬ Vas-y. Tu peux.

Ton verre claque sur le comptoir alors que tu détailles vaguement le jeune homme qui vient de s'installer à tes côtés. Tu n'es pas du genre à t'attarder, ni même à prêter attention à qui que ce soit habituellement. Mais sa monochromie inverse de la tienne t'intrigue. Il est le blanc, tu es le noir. Il a l'air sociable et souriant, ce qui est loin, vraiment loin, d'être ton cas.

Mais tu le vois dans son regard écarlate. Son esprit est autant, si ce n'est pas plus, altéré que le tient.

Tu as chaud sous ton maquillage. Et encore plus sous ton gilet noir que tu te décides enfin à enlever, découvrant ton bras droit bandé. Bandes qui masque la même chose que ton masque. Bandes témoins du fantôme que tu es devenu. Lorsque le serveur vient pour retirer ton verre, tu pose ta main sur son poignet, attirant son attention avant qu'il ne reparte te servir un nouveau scotch.

▬ Rajoute la commande du jeune.

Vodka. Étrangement, ce choix ne t'étonne même pas. Tu en as bu, toi aussi. Probablement lorsque tu avais son âge. Cet alcool amer qui se contente de te brûler les tripes pour te faire penser que tu n'es pas n'importe qui. Que tu peux en boire sans vomir. Que tu peux en boire sans grimacer. Que tu es au dessus des autres. La vodka, ce fléau.

▬ Le jeune, hein ?

Tu esquisses un sourire, passant une main dans ta nuque pour la faire craquer, pour libérer l'azote pris au piège de ton ossature, de tes cartilages. S'il savait, rien que le contenu de ton verre devrait pouvoir le mettre sur la voie de l'écart d'année de vos naissances respectives.

▬ Syed, réponds-tu en poussant son verre vers lui après que le serveur l'ai apporté. Ouais, le jeune. Détrompe-moi, mais t'es pas prêt d'atteindre tes vingt-cinq ans.

Tu attrapes ton verre, le rapproche de toi sans pour autant le porter à ta bouche. Tu le fais tourner entre tes doigts, fixant toujours William, tes dents égrenant machinalement ta lèvre inférieure. Il y a quelque chose chez ce gamin qui t'intrigue, titille ton intérêt habituellement aux abonnés absents. La couleur peu commune de ses yeux ? Ce que tu peux apercevoir dans ses iris ? Ou bien cette innocence troublante qui t'es totalement étrangère ?

▬ Jouons. Si tu trouves mon âge, je t'offre un autre verre.

Il faut vraiment que tu arrêtes de boire, Syed. L'alcool te transforme complètement. C'est pas bon. C'est affreux. Tu bois une gorgée de ton scotch sans quitter le jeune homme des yeux.

▬ Mais, sérieux. Bois autre chose que cette horreur translucide.

Tu échappes un léger rire en l'entendant te répondre. Toi. Rire. C'est si rare. Même en ayant bu autant de whisky. La seule chose, l'unique chose qui te tire un rire est dangereuse, létale. Produite seulement par ton propre corps. Tu ne le lâches pas du regard, son menton posé dans la paume de sa main, alors que tu portes à nouveau ton verre à tes lèvres que tu continues de mordre machinalement.

▬ C'est bien le seul alcool dont je connais le nom. Tu choisiras le prochain.

Tes yeux se ferment, protégeant un instant tes iris brumeux de la luminosité qui tente d'introduire une migraine fulgurante dans ton crâne. Si jeune, et surtout tellement innocent. Ouvrant à nouveau les yeux, tu remarques immédiatement cette légèrement grimace, cette crispation qui prend les muscles lorsque l'alcool agresse la langue, coule dans la gorge. Cette grimace que tu ne fais plus depuis des années déjà.

▬ Tequila, rhum, jet, essaie quelque chose avec du sucre déjà.

Tu repousses ton verre déjà vidé de son liquide ambré. Ta descente est vraiment monstrueuse. C'est une insulte même au malte si raffiné qui se déploie dans tes tripes. Tu ne sais pas savourer les petites quantités. Si tu pouvais, tu passerais derrière le bar pour attraper la bouteille. Ouais. Carrément.

Syed, t'es qu'une sale poche.

Tu esquisses un sourire en coin, niant doucement d'un mouvement de tête. William n'est finalement si loin du compte. A cinq ans près, tout de même. Ton verre vide tourne toujours entre des doigts, occupant tes mains que tu tentes vainement de ne pas fourrer dans ta crinière déjà bien rebelle. Tu as déjà l'impression de ressembler au mec qui vient de passer un bon moment dans les chiottes du bar, ce n'est probablement pas la peine d'en rajouter.

▬ 22 ans..?

Un soupir amusé t'échappe. Étrangement, tu t'en doutais. A vingt-deux ans, on connait normalement autre chose que la vodka et le panel varié des boissons non-alcoolisées. Tu lève les yeux au ciel en l'entendant rire. Ce rire de cristal. Innocent. Comme une mélodie harmonieuse dont la seule fausse note est l'alcool.

Try again.

Tu te pinces les lèvres en entendant sa seconde réponse. Il se rapproche de ton âge, et tu détournes le regard pour le plonger au fond de ton verre. Désespérément vide. Le regard du jeune homme est perçant. Innocent, et pourtant tu as l'impression qu'il ne regarde ainsi que toi, et seulement toi. Et sans aucune raison plausible pour ton esprit embrumé, tu te retrouves à faire un bilan de ta vie, chaotique. Décousue. Désespérée.

▬ 20 ans ? demandes-tu en prenant appuis sur le comptoir pour soutenir la masse de ton corps qui s'alourdit. J'espère que t'en as au moins 18, sinon c'est retour au lit immédiat.

Les couleurs deviennent des sons. Les sons deviennent des couleurs. T'es mal Syed. L'alcool commence à avoir un réel effet sur ton épave.

T'as percée la poche. Sale con.

Il nie pour le vingt, mais affirme la majorité. Le calcule est rapidement fait malgré l'alcool qui embrouille la connexion de tes neurones. Quatorze. Quatorze putain d'années qui vous séparent. Et ça te frappe comme une claque de feu ton père. Un seau d'eau glacée pour le réveil.
Une sale tarte dans la gueule.

Boum.
Le retour à la réalité du bar. Sentant son genoux frôler le tien, tu reposes ton regard sur lui, sur sa peau blanche, sa monochromie seulement dérangée par ses iris écarlates. Ces deux fenêtres sur ce qu'il est. Ce qu'il ressent. Ce qu'il a envie.

▬ Une tequila sunrise, et un autre scotch.

Quoi de plus parlant comme réponse que la commande de la prochaine boisson ? Ton genoux est toujours contre le sien, et tu ne l'as toujours pas lâché du regard. Tu ne sais pas pourquoi, à dire vrai. Il est un peu ton mystère. Ce que tu n'as jamais été. Ce que tu ne seras jamais.

▬ 19 ans... T'as raison, profite de ta jeunesse.

Tu tires ton nouveau verre à toi, le porte immédiatement à tes lèvres, tentant rapidement de remettre la situation en place dans ton encéphale flemmard. Putain. Quatorze. Et tu t'étonnes presque de ne bloquer que sur ce nombre là. Ce sale nombre. Cette sale séparation de mentalité. Tu t'étonnes presque que ça ne perturbe pas le jeune. Puis cette idée te traverse l'esprit.

S'abandonner.
A l'alcool.
A la première personne venue.
A la seule personne qui semble avoir la capacité de te droguer tel le junkie que tu es.

▬ Je retiendrai tequila sunrise !

Son rire. Encore. Encore son rire, qui te fait légèrement sourire alors que tu avales une nouvelle gorgée de ton scotch. Tu clignes plusieurs fois des yeux, tes pupilles se trouvant de plus en plus sensibles à la luminosité agressive des projecteurs du bar. Mais peut-être est-ce aussi pour ne pas te focaliser sur sa lèvre. Cette lèvre, qu'il mord après avoir cogné son genoux au tient.

Merde Syed.
T'es face à un gamin de 19 piges. Et ça n'a pas l'air de te déranger le moins du monde. T'es bourré. Tu contrôles plus rien de puis un bon moment déjà. Tu te contentes de le fixer pendant que tu termines ton verre qui est, et restera le dernier de cette soirée. Ta langue passe machinalement sur tes lèvres, alors que tu le sens être gagné. L'alcool. La gène.

▬ Putain de merde...

Un souffle. Quasi inaudible. Tu te maudis déjà. Tu te détestes déjà. T'es qu'un sale con, Syed.

Un putain de connard invétéré. Parce que tu as envie de t'amuser. Et ce n'est jamais, jamais bon signe. Tu repousses ton verre, un sourire joueur sur tes lèvres recouvertes de noir. Prenant appuis sur le bar, tu te redresses, quitte ton assise et attrape ton gilet sans même adresser un regard à William. Ce pauvre William. Tu t'avances, passant à côté de lui, te retrouvant dans son dos.

T'as envie de croire. Putain Syed. T'as envie de croire que son regard est devenu sombre. T'as envie de croire qu'il pourrait se retourner pour te rattraper. T'insulter. Mais qui sait ? Peut-être va-t-il seulement trouver quelqu'un d'autre avec qui discuter. Passer sa nuit.

Quelqu'un qui n'a pas ces quatorze putains d'années de plus.

Puis avant de t'éloigner de lui, ta main se pose sur son épaule.

▬ Je vais fumer, à l'entrée. T'en veux une ?

Tu n'es plus toi même.
Putain. Syed.
T'es une sale poche complètement craquée.

Tu ne réagis pas lorsque tu le sens glisser sa main dans la tienne. D'ailleurs, comment devrais-tu réagir ? En souriant ? En le forçant à te lâcher ? Tu n'en as aucune idée. Alors tu ne réagis pas. Tu le laisses avoir sa main dans la tienne. Tu le laisses avoir ce contact. Tu ignores simplement sa main, continuant de te frayer un chemin jusqu'à la sortie du bar. Jusqu'à l'air frais. Jusqu'à l'espace.

▬ Pour le verre que je ne t'ai pas offert.

Tu esquisses un sourire. C'est bien la première fois qu'on dégaine un paquet de clopes avant toi. Tu attrapes la cigarette déjà près sortie du paquet, et la glisse entre tes lèvres avant d'attraper ton briquet dans la poche de ton treillis.

Irritation.
Goudron.
Nicotine.

▬ Il pourrait y avoir d'autres occasions de m'offrir un verre, tu sais.

Tu ne le regardes même pas. Bordel Syed. Tu contrôles réellement plus rien. La tête relevée, les yeux braqués sur le ciel sans étoile et obscure de la nuit, tu recraches la fumée blanchâtre. Nocive. Mortelle. Grisante. Tu t'imagines le cheminement de la drogue, de la nicotine dans tes veines. Tes vaisseaux. Tes connectiques. Jusque dans ton encéphale meurtris.

Clope vissée aux lèvres. Les mains fourrées dans tes poches. Tes iris brumeux et hagard dans la nuit. L'irritation de ta gorge à chaque inspiration. Tu tentes de ralentir la vitesse de divagation de ton cerveau.

T'arrives même pas à suivre tes propres pensées.